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QUELQUES EXTRAITS

1-   L'ARMEE

Triste héros

« … Nous chuchotons, le groupe voisin est trop près. Je ne peux m’en empêcher, je lorgne sans cesse vers l’intarissable Develay et ses admirateurs muets … Le « juteux » (les) harangue assis sur un rocher, une immense « canne-gourdin » sculptée en travers des cuisses. Un « sermon sur la montage » à rebours ! Voix pâteuse et éraillée, fort de l’inébranlable certitude du prophète mandaté, il assène ses vérités aux jeunes béats … Il a l’intarissable débit d’un alcoolique en manque que saoulent les effluves de ses propos sulfureux. Ils me parviennent par bribes …, « …Et quand nous sommes arrivés c’était déjà trop tard… » « …les fellahs étaient passés avant nous… » « …plus rien de vivant à part quelques chèvres… »  « fallait voir tous ces mecs entassés sur la place, la bitte entre les dents… » « Ah, ils sont bons les fellahs pour couper les bites, ça les étonne après ces cons si on leur rend la pareille… » « …faut pas croire, nous non plus on est pas manchots, vous verrez ça bientôt les gars… » « rira bien qui rira le dernier, pas vrai ? » … Et ces pauvres gars qui prennent le détraqué pour un héros ! … nous restons plantés là, … tels des oiseaux pris au charme d’un serpent meurtrier. Posée en biais sur les cuisse de Delevay, noueuse et massive, nous ne voyons plus qu’elle, la fameuse canne que son maître caresse tendrement tout en parlant. On s’attendrait à ce que ronronne  l’imposant gourdin sculpté au couteau, noirci par le temps et l’usage, sorte de serpent posé en spirale comme autour d’une branche  et terminé au sommet, en guise de pommeau, par une large tête. Mi gourdin, mi masse d’armes, l’étrange trophée fait jaser dans les sections. Delevay l’aurait ramené d’Indochine, il lui aurait, dit-on, sauvé la vie et depuis, de nuit comme de jour, l’adjudant ne le quitterait plus.

- Vous la connaissez, celle-là, les gars, fait-il en la brandissant à hauteur des yeux avant de la poser au sol pour partir, c’est pas n’importe qui, croyez-moi, elle en a éclaté plus d’une, oui, oui, et pas seulement des noix de coco, pas n’importe lesquelles, pardine, des sales noix, voilà tout…. »

 

Au Tir

«  … Quand le caporal m’appelle, l’après-midi touche à sa fin. Je gagne le stand la tête lourde d’avoir trop parlé. L’odeur de poudre qui flotte autour évoque la vieille resserre où je jouais près de mon père pendant qu’il confectionnait ses cartouches. Je l’aime cette odeur, malgré l’image désolante qu’elle traîne toujours dans son sillage, celle  des retours de chasse et de la gibecière d’où sortaient quelques touffes de poils tièdes, inertes et ensanglantées qui tant me désolaient. En position sur le talus, … j’écoute les consignes. On me montre ma cible, la première à gauche, un carton noir et blanc. J’ai vu les cibles en entrant mais sans regarder vraiment, … cette fois, est-ce dû à l’odeur prégnante de la poudre ou à l’écho persistant des détonations précédentes, le bout de carton sans crier gare me plante les dents au cœur. Je ne vois plus rien d’autre. J’ai peur. Rien à voir avec la cible classique des fêtes foraines, petit carton avec cercles concentriques. Le fond du stand est hérissé de silhouettes humaines ébauchées à grands traits, masses sombres sur fond blanc, funèbres. Les cinq ou six tireurs postés en face à trente mètres doivent atteindre de préférence la zone du cœur, me dit le sergent.  …je réalise soudain de quoi il retourne. … L’adjudant tout à l’heure nous a dit «  faites mouche ou c’est vous qui deviendrez des mouches… »

La mécanique

«  … Bientôt le « lever des couleurs », préambule répétitif et immuable qui chaque jour, après le lever aux forceps, nous rassemble dès l’aube autour du mât central, oratoire patriotique des casernes, bien avant que le soleil n’apparaisse par-dessus les remparts  légèrement mordorés de la vieille citadelle Vauban. Notre section est en avance, bravo Feronio. 

- N'C'lonn...V'rez !

 Sec, sec et fier, ridiculement fier, coup de tonnerre dans un ciel d'été, l'ordre casse le vent glacial et prend de front la compagnie. Aboi solennel et impérieux, vide et pitoyable, hurlement inarticulé d’une intensité inverse à l’inanité des résidus morphologiques éructés, cri primal, à la fois alarme et menace. Jacques Dérrida a dû beaucoup apprendre de ce langage de dresseur lors du service ! Il en aura fallu des générations pour glisser peu à peu de la parole humaine à cette signalétique modulatoire déstructurée mais tellement efficace. Aussitôt reçu le signal, en un seul et intense claquement, d’un unique et rapide mouvement, la compagnie, groupe de bronze coulé au milieu de la cour, se fige face au mât des couleurs. Ils y parviendront à débarrasser nos esprits du superflu, pas besoin de comprendre, il suffit de sentir ! Déjà nos attitudes répondent à ces cris, les miennes aussi. Ils sont vite acquis les réflexes simples qui dissocient en nous action et pensée. Je vitupère intérieurement mais n’y peux rien, c’est ça, « les classes », des moutons sur un jeu de piste à la Pavlov.

-  Fix !

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